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L'artilleur voit une grande poussière, et des murs qui tombent. Ce jeu ressemble à
la chasse, mais se trouve moins barbare dans les apparences. L'artilleur ne voit point
le sang ni le cadavre ; il n'y pense même point. Il est occupé de ce tonnerre qu'il
déchaîne tout près de lui, preuve de puissance oratoire, à laquelle répond, après une
attente, un bel effet de puissance dans le champ de la lunette. Et comme le lien de l'un
à l'autre ne se voit pas, l'effet de destruction semble naître du désir et de l'attente.
Même le spectateur ne se lasse point alors d'espérer, de guetter, d'applaudir.
Je suppose qu'un aviateur qui laisse tomber ses torpilles pense encore bien moins
à décerveler ou éventrer. Il est assez occupé de ce qu'il fait ; je ne sais pas s'il a
seulement le loisir d'avoir peur. J'ai entendu et lu plus d'une phrase ridicule sur ces
assassins de femmes et d'enfants. Cette injustice si commune, si peu raisonnable, si
funeste, qui conduit chacun à penser qu'il lutte pour la civilisation contre les barbares,
est sans doute l'effet de la guerre à longue portée ; car chacun ne voit que la poignée
de sa trop longue épée, alors qu'il reçoit la pointe de l'autre dans le ventre. Ainsi
chacun voit sa propre action comme sublime, et l'action de l'autre comme criminelle.
Plus humains, sans aucun doute, si nous pouvions voir d'un seul regard toutes les
parties de l'épée.
Beaucoup ont pu constater, et même de trop près, les effrayants effets des obus
incendiaires, surtout en 1914, alors que les villages offraient encore quelque chose à
brûler. Au troisième coup, tout flambait comme un bol de punch. Il arriva en ce
temps, à nos batteries, des obus du même genre, dont on disait merveilles. Imaginez
un observateur qui a mission de signaler les premières flammes et qui ne voit rien. Le
téléphone lui apporte des qualificatifs peu agréables à entendre. La scène est de haute
Alain (Émile Chartier), Le citoyen contre les pouvoirs (1926) 73
comédie, et de loin fait rire. Mais, sur le moment même, ses yeux cherchent, désirent,
appellent cette flamme qui le délivrera de passer pour ignorant et sot. Avec quelle
joie il verra le village s'allumer au loin comme une torche. Et comment voulez-vous
qu'il pense aux blessés qui seront brûlés tout vivants ?
Il est facile de tirer un coup de fusil ; il n'y faut qu'un petit mouvement du doigt ;
et l'homme n'est plus qu'une cible dans le cran de mire. Je crois que, si la guerre
devait commencer par le couteau, les politiques n'y trouveraient pas leur compte. J'ai
lu dans les journaux, aux premiers jours de la guerre, un récit qui ne me paraît pas
entièrement inventé. Quelques cavaliers ennemis, conduits par un officier, se trou-
vent, dans une rue de village, en présence de deux ou trois fantassins en patrouille. Ils
étaient soudain trop près ; ils se voyaient hommes ; et il y eut un moment d'embarras.
Alors l'officier prit le parti de tuer un des fantassins, et fut aussitôt tué lui-même.
Cette tragédie courte est belle à comprendre. L'officier vit son métier impossible, et
lui-même ridicule. Son geste, à ce que je crois, eut pour fin de punir un mauvais
soldat qui oubliait les règlements militaires.
On voyait quelquefois, dans les lunettes de l'artillerie, les guetteurs de l'infanterie
s'asseoir sur les parapets et engager conversation d'une tranchée à l'autre. L'ordre était
de commencer aussitôt le bombardement. Ce tir était contre la paix, bien plutôt que
contre l'ennemi. C'est pourquoi Richelieu avait encore plus de raisons qu'il ne croyait
de faire graver sur les canons en latin, la formule célèbre : «Suprême argument des
rois. »
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À la guerre l homme est oublié
b) La majesté des artilleurs.
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Quand la Bertha lança sur Paris ses premiers obus, par-dessus cent vingt kilomè-
tres de pays, nos maîtres en artillerie commencèrent par rejeter dédaigneusement
cette folle supposition qu'il existait une pièce de cette puissance, et qu'un obus sorti
d'une bouche à feu pût développer une telle trajectoire. Il ne faut pas oublier que
notre artilleur tirait péniblement à dix-sept kilomètres, et trouvait même cela très
beau. Ce n'était pourtant pas une raison de nier avant même d'avoir examiné. Les
canons de Waterloo tiraient peut-être à mille mètres. La trajectoire s'était allongée
depuis, par une meilleure poudre, par la culasse mobile, par les rayures, par la
ceinture du projectile mais le fait restait le même ; les quantités en étaient seulement
changées. Pour celui qui considère froidement l'objet mécanique, et le rapport des
conditions aux effets, un simple changement de grandeur ne doit point étonner ;
d'après le raisonnement et d'après l'expérience, il doit l'attendre, et nous apercevons
plutôt les limites de nos ressources que les limites de la puissance des machines.
L'avion qui traversera l Atlantique n'étonnera personne ; il ne faut qu'y mettre le prix.
De même pour le monstrueux canon, il ne fallait qu'y mettre le prix. Telle devait être
la réponse de l'entendement.
Mais admirez le mouvement de l'Infatuation. Ce n'est point la balistique avec ses
lois qui est en cause ; c'est la majesté de l'artilleur. C'est la compétence qui est visée,
c'est le pouvoir qui est visé. C'est cet état heureux de l'homme qui décide sans appel
et qui n'écoute jamais les objections. je vois cet homme gonflé d'importance et qui, en
tous ses jugements, s'affirme lui-même. C'est le médecin de Molière, et peut-être
mieux encore. Car si le malade, devant Purgon, est à peu près au niveau de l'homme
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de troupe devant le tout-puissant colonel, Molière n'avait pas conçu une hiérarchie
entre les médecins. Huit jours de prison, donc, à qui osera parler de cette impertinente
pièce de canon. Voilà le premier mouvement. Ce n'est pas l'entendement qui répond,
c'est la Vanité offensée. Cela n'est pas ; parce qu'il me déplairait que cela fût. Cette
entrée en scène annonçait un développement comique d'ordre supérieur ; mais le trait
final dépassa l'attente. Quand on eut cherché vainement des avions dans le ciel, quand
on eut recueilli les morceaux du projectile, quand on en, connut la forme et quand on
vit les rayures de la pièce marquées sur la ceinture, l'Importance voulut avoir le
dernier mot, et l'eut en effet : « Que voulez-vous que je vous dise. Ce n'est plus de [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]
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